La phénoménologie de la table et de l’aliment en communauté religieuse

Ce que je propose est un effort de compréhension de l’homme. Cet effort se situe au niveau de l’immédiat, du quotidien, du « donné », de ce qui est « perçu » à la fois par les yeux et par l’intelligence. C’est ce qu’on pourrait appeler une approche phénoménologique des faits. Il ne s’agit pas d’une connaissance savante. Je suis homme et ne cesse un instant de vivre mon humanité. Chaque jour, chacun d’entre nous se quête à travers l’exercice de ses fonctions d’expression : paroles, gestes, actions de toute sorte.  Et la question qui m’intéresse est la suivante : Quel est le sens profond du fait de se mettre à table et de partager le repas avec les autres ?  Qu’est-ce que cela m’apprend sur moi et sur l’homme ? On peut facilement concevoir que la faim est la première ennemie de l’homme, le besoin biologique fondamental, le signe de notre indigence radicale dans l’existence. L’homme est un être qui doit mendier auprès des choses le soutien de sa vie.  La manducation est la vie même en perpétuel effort de « restauration ». Cela fait que vouloir-vivre, c’est vouloir-manger. Manger est donc un acte de foi en la vie et en l’avenir de l’homme. A l’inverse, le jeûne ascétique, la grève de faim, proclament hautement que la vie vaut peu ou ne vaut plus au regard de telles valeurs transcendantes, morales ou religieuses, injustement bafouées.

Dans la plupart de nos communautés, la table à manger est l’espace ouvert et disponible qui attend son « monde » matin, midi et soir. C’est là que nous nous rassemblons le plus souvent, quotidiennement. Avec la simplicité qui caractérise la vie assomptionniste, chacun prend sa place à table sans considération de l’habitude, de l’âge ou de la dignité. Autrefois, le chef de famille, ou le Supérieur tenait le haut bout ou la place centrale et autour de la place d’honneur s’ordonnait la hiérarchie des préséances. Aujourd’hui encore, quand nous avons des invités, nous essayons d’organiser la table pour mettre en honneur ceux qui nous rejoignent notre « intériorité ». Avec le concours des chaises, l’appui permet de s’asseoir avec aisance, ni couché, ni courbé, ni penché. Cette surface plane, les membres supérieurs reposant sur elle, avec le buste, le visage, définissent pour chaque siégeant un espace gestuel éminemment personnel, propres à milles actions.  La position de détente physique donne la réflexion, à la parole, leur entière liberté. Les visages se font face et les regards se compénètrent. Chacun affronte les autres et se livre en retour. Ainsi la table est-elle le lieu privilégié du dialogue entre frères d’une même communauté. Là, on cause « entre soi », on se dit des choses sur la journée passée et sur celle à venir.

Si nous invitons d’autres personnes à prendre le repas chez nous, la signification du partage s’enrichit de celle notre communauté. Ce n’est plus seulement de notre nourriture, mais en quelque sorte de notre intimité, de notre « intérieur » que nous faisons hommage en accueillant. Il ne s’agit plus d’un simple partage de nourriture, mais d’un accueil d’autrui dans notre milieu et en nous-mêmes. Partager avec les autres le repas, c’est  éloigner l’aliment de mon propre corps vers lequel – et nous en faisons souvent l’expérience – d’instinct, je cherchais à l’attirer, vers lequel il semblait venir de lui-même comme vers un pôle d’attraction. Manger avec les autres, c’est refuser que la nourriture soit centrée sur moi-même.  Je mets mon existence en commun avec celle de mon commensal. Le repas partagé est donc une conduite de communion. Il faut donc croire que dans une communauté assomptionniste, c’est-à-dire augustinienne, le repas doit passer du mouvement centripète au mouvement centrifuge du partage. C’est toujours une « souffrance » à chaque fois que notre corps, notre instinct n’arrive pas à se maîtriser devant le plat de nourriture. Dis-moi comment tu manges et je te dirai qui tu es ! A-t-on envie de dire. Ainsi, on ne connaît pas vraiment un homme tant qu’on n’a pas rompu le pain avec lui.

 Mes frères autour de moi à table ne sont pas des individus juxtaposés. Au contraire, mangeant avec eux, je pose un acte qui m’unit à eux dans un seul organisme, pour ne pas dire une seule personne. Chacun devient pour moi un autrui privilégié, celui qui partage le pain avec moi, c’est-à-dire un « com-pagnon », un «  co-pain ». Le repas suppose un dialogue, un face à face, une action communautaire. La communauté de table permet à chacun de s’épanouir pleinement dans le libre don de soi-même à autrui. Il est vrai que dans certaines traditions africaines, on ne mange pas en parlant. Dans  la tradition assomptionniste, en partageant le repas, on aime bien partager aussi les paroles, des paroles vêtues de simplicité et d’authenticité. L’espace ouvert par la table est un espace de paroles partagées et pas seulement d’un « repas mangé », « consommé ». Evidemment, les propos de table peuvent être de qualité très différente, depuis la vulgarité la plus terne jusqu’à la confidence la plus vraie, à la joute la plus spirituelle, au débat philosophique ou théologique le plus élevé. Rappelez-vous,  le Banquet de Platon s’élève jusqu’aux cimes de la contemplation philosophique au cœur de ce que nous appelons aujourd’hui une « réception ».

Dite et accueillie à travers l’action du partage et dans les regards croisés, la parole acquiert  une force nouvelle de présence et d’action. Mieux encore, les propos de table confèrent à la nourriture une présence et une signification spécifique. La main attentive aux besoins des autres, se montre généreuse et prévenante, les règles du savoir-vivre révèlent la qualité de l’homme, sous l’effet du dialogue et du partage, l’homme s’énonce et s’annonce tel qu’il doit être. Platon considère le banquet comme une partie intégrante de l’éducation de l’homme libre. Les parents savent d’expérience combien il coûte d’efforts, de patience et d’échecs déprimants, d’apprendre à l’enfant à « se bien tenir à table » ! C’est qu’il s’agit, en effet, d’aider le petit d’homme à sortir de l’animalité, de dégager en lui un être social prisonnier de l’égoïsme instinctif. Tant de réprimandes, de conseils, d’encouragement, n’ont pas pour but que de promouvoir la personne par l’apprentissage de l’acte social par excellence. Au fond, pour les communautés religieuses, la communauté de table doit être une célébration, une fête de l’humanité qui exalte la vie sociale et la communion des personnes incarnées et librement réunies. Aussi cette célébration comporte-t-elle certains rites nécessaires : tenue vestimentaire, ordre de services, règle de savoir-vivre.

Au soir de l'arrivée de Nicolas TARRALLE

Au soir de l’arrivée de Nicolas TARRALLE

Jean-Paul Sagadou

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